Après avoir réalisé cette interview, en quelques semaines, voire quelques jours, le monde entier s’est trouvé transformé. Nous sommes entré.e.s dans une ère d’isolement, les gens tirant un trait sur les contacts physiques et sur le confort des rituels journaliers. Notre perception de l’écoulement du temps s’est vue modifiée, ce dernier s’étendant, s’étirant de manière inédite, et nous sommes à la recherche de nouvelles façons de l’occuper. C’est un thème qui intéresse les artistes Maija Tammi et Niina Vatanen, les deux ayant évoqué le temps dans leurs créations. Le temps est un élément indissociable de notre corps, de nos souvenirs, de nos expériences et de notre existence même.

15.03.2020

Je m’assois au café de l’Institut avec Maija Tammi et Niina Vatanen. Les deux artistes sont à Paris depuis quelques jours et à la veille de l’entretien, elles ont notamment assisté à l’inauguration du Festival Circulation(s), où leurs oeuvres sont exposées. Le Festival Circulation(s) a lieu au CENTQUATRE, centre culturel réputé de Paris. Le festival expose de façon polyvalente la photographie moderne et européenne et sert ainsi de tremplin pour les jeunes photographes.

L’exposition de Niina Vatanen au festival se base sur son dernier livre Time Atlas. Comme son nom l’indique, le livre Time Atlas traite justement du temps. Dans ses photos-montages, Vatanen crée des couches à partir de peinture, découpages, collages et reprend en photo une dernière fois le résultat final. Les photos de son livre viennent d’archives, d’Internet, d’ouvrages scientifiques, de guides et de manuels, qu’elle combine en suivant son intuition et selon les thèmes. Les photos se chevauchent créant ainsi un réseau temporel, dans lequel l’histoire, les souvenirs et les perceptions se nouent au temps et à notre expérience avec ce dernier ?. Le temps voyage à travers les photos, il crée des chemins dans les forêts, il polit les pierres, crée des ombres et découpe les arbres. 

Le temps fascine également Maija Tammi. Au Festival Circulation(s) on peut retrouver l’oeuvre de Tammi White Rabbit Fever. White Rabbit Fever traite de la relation du temps à la mort, l’immortalité, aux frontières de la beauté et du dégoût. La photographe réfléchit à travers son exposition, à quel moment l’être vivant cesse d’exister. Dans ses oeuvres vidéo, nous pouvons voir la transformation d’un lapin mort en une partie de la forêt. On peut y voir également des photos de cellules cancéreuses qui continuent leur vie dans des laboratoires du monde entier. Elles appartenaient à Henrietta Lacks, une femme décédée il y a des décennies. Pour Tammi, le temps devient visible à travers la vie et la mort. La mort donne un sens à notre expérience avec le temps.

« Quand on commence à étudier le temps, on en revient souvent à la religion et à la science, mais l’expérience subjective sur le temps se révèle en réalité plus compliquée. « 

J’interroge les deux photographes sur ce qui les intéresse dans la notion de temps. 

Niina: J’ai découvert ce thème grâce au projet d’archive du musée de la Photographie finlandaise où j’ai travaillé il y a plus de cinq ans. J’ai parcouru des négatifs d’un photographe amateur.  Le temps a toujours été présent dans mes oeuvres, mais avec ce projet, quand je feuilletais les négatifs d’archive, le temps écoulé s’est transformé en quelque chose de palpable. Quand on commence à étudier le temps, on en revient souvent à la religion et à la science, mais l’expérience subjective sur le temps se révèle en réalité plus compliquée. 

Maija: Pour moi, le temps est plus lié à l’aspect corporel, mortel et immortel de l’humain. Je m’intéresse à comment la mortalité, ou le caractère corporel, sont liés au temps et notamment  à comment on ressent le temps. Quelques recherches ont par exemple montré que ce n’est pas l’âge, mais bien la pensée des gens sur leur durée de vie qui va déterminer ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils jugent important. 

Niina: Le temps est un thème si abstrait, que j’ai essayé d’avoir une approche ludique. Le mot ludique ne convient pas vraiment car bien souvent on l’associe à quelque chose de naïf, voire insignifiant. Dans ce travail, j’ai fait mon possible pour préserver ce côté léger et ainsi nuancer ce thème du temps, souvent trop vaste et récurrent. 

Maija: Pour ma part, j’ai essayé d’aller vers des choses concrètes, comme le développement infini des cellules cancéreuses, ou bien encore la décomposition d’un lapin, lorsqu’un corps cesse d’être ce qu’il est pour devenir autre chose. Il est communément accepté que la frontière entre la vie et la mort est clairement définie. Et pourtant, un être humain peut être mort de plusieurs façons: cliniquement, biologiquement, et, même ainsi, dans certains cas, on pourrait aborder la question du don d’organes. 

Niina: La notion de temps est intrinsèque à l’appareil photo et à son usage – la vitesse d’obturation, le fait que l’on puisse sauvegarder une tranche de temps. C’est un des éléments clés de la photographie. 

Maija: Le lapin de mon oeuvre exposée à Circulation(s) a été ramené d’un restaurant chic parisien ! Je leur en ai acheté deux parce que je ne savais pas où est-ce que j’aurais pu trouver des lapins morts autrement. Je suis partie de mon hôtel, le Chevillon, ma résidence artistique d’alors, pour aller en train à Paris et récupérer ma boîte de lapins morts. 

Maija Tammi © Day 11 924, Pa-Ju. De la série White Rabbit Fever, 2015–2016. ** Pa-Ju est une lignée cellulaire de cancer immortel dérivée d’un patient finlandais en 1983.

Niina a commencé ses études au début des années 2000 à l’Université d’Art et de Design, où elle a été diplômée (master en art) en 2008. Maija, de son côté, a un Doctorat en Art et a exercé comme journaliste photo pendant six ans avant d’entamer sa carrière artistique. Même si la photographie accompagne la vie de chacune depuis longtemps, leur approche respective de la photographie n’a pas toujours été sans contradictions. 

Maija:  C’est avec la photographie que je travaille le plus, mais pour moi c’est juste un moyen d’expression parmi d’autres. Je ne me définis pas uniquement comme photographe, mais plutôt comme artiste. 

Niina: Je me suis intéressée à la photographie pour la première fois à travers le travail de la chambre noire, parce que c’est tout de même un processus magique. J’ai commencé mes études à l’Université d’Art et de Design en 2000 et j’ai suivi une formation complètement analogique. La photographie est une langue maternelle pour moi – la base du travail – mais je m’aperçois que mon travail s’élargit également à d’autres domaines artistiques. En même temps ma relation à la photo est assez contradictoire. J’utilise beaucoup d’éléments trouvés dans mes photos mais je ne photographie pas vraiment beaucoup. La photo elle-même m’intéresse et je crois que cette première formation analogique que j’ai eue, influence beaucoup ma vision de la photographie. Quelque soit l’outil, je peux indifféremment photographier sur film, numériquement, avec mon smartphone ou tout simplement scanner. Et à partir de ces photos d’archives, je produis de nouvelles photos. Je regarde toujours les albums photos  quand je rends visite à mes grands-parents. J’aime vraiment beaucoup regarder les photos d’inconnus ! 

Maija: Bravo, tu en as du mérite !

Niina: Ah… parce que c’est pas ton truc ? Moi j’adore ça !

Niina: L’intérêt de ce projet sur les archives résidait dans le fait que 5 000 négatifs constituaient 40 années de la vie d’une personne. Aujourd’hui une personne arrive à prendre cette même quantité de photos en seulement quelques semaines de vacances. 

Maija: Evidemment, je veux documenter un peu ma vie, surtout maintenant que j’ai un enfant, mais je ne prends que des polaroids. J’utilise par exemple mon téléphone plus pour prendre des notes que des photos. Je n’ai pas encore trouvé une façon plus légère de photographier qui me convienne. Si j’ai un appareil-photo entre les mains, dans ce cas-là, je peux vraiment prendre des photos ! Quand on fait des photos, il ne faut pas le faire à moitié.

Niina: Je prends souvent des photos avec mon téléphone, et ça m’en fait énormément au final. Les appareils photo sont bien trop lourds et on ne peut pas les emmener partout. Le téléphone est devenu un très bon outil et je suis assez fière de ce que j’ai pu en tirer. Après mon diplôme, j’ai dû apprendre de nouvelles méthodes de travail parce que je n’allais plus retrouver tout ce processus photo lié au passage par chambre noire auquel j’étais habituée. Pouvoir prendre des photos avec mon téléphone a été une vraie libération. 

« On respecte les choses au vu du temps passé pour les réaliser. Cela est une contrainte en photographie, les gens se disent que c’est rapide et donc facile. Même si c’est justement cela qui rend beaucoup plus difficile la photographie. »

Maija: Tout ce que tu viens de dire, est lié au temps d’une certaine façon. On a l’habitude de penser que si quelque chose prend beaucoup de temps, elle n’en sera que meilleure. Faire une table peut prendre dix ans, et cette table peut quand même être de mauvaise qualité. Parfois, on a l’impression que l’on respecte les choses au vu du temps passé pour les réaliser. Cela est une contrainte en photographie, les gens se disent que c’est rapide et donc facile. Même si c’est justement cela qui rend beaucoup plus difficile la photographie ! 

Maija:  Avec trois autres artistes, j’ai présenté au Musée de la Photographie l’exposition Manifeste d’une photo, qui était une sorte de critique de la photo en série. L’idée était, qu’une photo devrait suffire à elle seule. Mais ça a été quelque chose de terriblement difficile pour nous trois, de parvenir à tout exprimer en une seule photo. J’ai pris la même photo plusieurs fois, environ 800 fois, parce que je cherchais à obtenir cette photo unique, presque parfaite. Soit je commence mes oeuvres par un thème plus large et je regarde où le sujet se resserre, soit, comme pour “Manifeste d’une photo”, j’attends que l’oeuvre et son concept s’intensifient avant de prendre la photo. 

Niina: Pour réaliser mon livre, j’ai fait l’inverse – bien sûr, les quelques 280 photos du livre s’y trouvent pour une raison. Il a aussi fallu que j’en enlève beaucoup. 

Niina Vatanen, Time Atlas

Maija: Ma prochaine exposition s’appelle Anniversaire de l’immortalité. Je m’intéresse encore à la thématique de l’immortalité, mais cette fois-ci au lieu de parler de cellules cancéreuses, l’exposition se concentrera sur un polype de la taille d’un centimètre, l’hydre, qui ne vieillit jamais. En plus de ça, l’hydre peut se reproduire tout seul et ainsi grandir de nouveau – si l’on coupe par exemple l’hydre en huit pièces, chaque pièce se régénère. C’est un modèle de régénération. Un petit animal très étrange. L’exposition abordera aussi la mythologie grecque et traitera de l’immortalité selon plusieurs points de vue. 

Niina: Je vais poursuivre avec le thème du temps. Ce serait bien, si cela devenait un projet de vie. Je ne vais pas toute de suite en faire un nouveau livre, mais ce format là m’intéresse beaucoup, car c’est assez démocratique. L’exposition durera un certain temps et certaines personnes uniquement pourront la voir. Quant au livre, il est durable et facile à diffuser dans le monde. Je pense que les livres sont des lieux durables pour mes oeuvres. Les expositions ont une vie propre à elles. Les oeuvres qui y sont exposées sont vivantes, elles se transforment sans cesse.

Tout comme le reste de Paris, le Festival Circulation(s) a du malheureusement fermer ses portes en raison de l’épidémie de COVID-19. Malgré cela, le festival continue de promouvoir les jeunes photographes européens et ce, par le biais d’un télégramme artistique journalier auquel participent justement ces derniers. Vous pouvez suivre ce projet, intitulé STAY HOME(S), sur le site internet du festival ou sur Instagram.

Texte : Veera Mietola