Tous les mois, l’Institut finlandais met en lumière des personnes dont le travail marque la Finlande et la France d’aujourd’hui. Juhani Pallasmaa est un architecte et professeur émérite finlandais qui a enseigné, entre autres, à l’Université Technologique d’Helsinki et dirigé le Musée national d’Architecture finlandais. Dans ses travaux les plus importants se trouvent le Musée de Rovaniemi, le centre commercial Kamppi d’Helsinki et l’Institut finlandais. Il a écrit plus de 40 livres et 400 essais. Juhani Pallasmaa est aussi membre d’honneur de la Société d’Architecture finlandaise et de l’Institut Américain des Architectes, ainsi que docteur honoris causa dans 5 universités.

J’ai rencontré l’architecte Juhani Pallasmaa un matin de mai, dans son bureau de la rue Tehtaankatu à Helsinki. Je suis entrée dans la pièce longée de bibliothèques, baignée du soleil de printemps et emplie de chaleur, de légèreté et de dignité. Je n’avais pas vraiment préparé l’entretien avec des questions précises et des phrases toutes faites, mais étais curieuse de savoir où la conversation allait nous mener. La conversation devint vite diverse : nous avons échangé des idées sur l’horizon d’Helsinki ainsi que la pêche sur le lac d’Inari, le toucher et la patience. L’instant était plein de citations, d’idées sur la littérature et les arts, mais avant tout, de récits sur la vie.

Vous avez travaillé dans les domaines de l’architecture et du design urbain, de l’éducation, du design graphique et de production. Vous êtes connu pour votre approche pluridisciplinaire et une curiosité insatiable qui illustre bien votre carrière variée. Comment avez-vous commencé à travailler dans le design et l’architecture ?

Je suis né à Hämeenlinna et j’ai grandi à Helsinki. J’ai passé la période de guerre à la campagne qui est devenue par la suite une expérience importante à mes yeux. Je réalise que je pense de plus en plus souvent à ces souvenirs. J’avais l’habitude de suivre mon grand-père qui était fermier et dont j’ai beaucoup appris. J’ai surtout passé beaucoup de temps seul, dans la nature, en suivant la faune et la flore.

Je ne sais pas comment je me suis retrouvé dans l’architecture : étant jeune, je pensais suivre des études de médecine, je voulais être chirurgien, et pendant mes années scolaires, je lisais des biographies des chirurgiens renommés. Lors de mon premier jour à l’université, je suis entré dans le bâtiment d’architecture où étaient affichés les plans incroyables d’Eliel Saarinen pour le projet Munkkiniemi-Haaga à Helsinki : quand je les ai vus, j’ai su que cette carrière était faite pour moi.

Pendant mon enfance à la campagne, tout le monde partageait les mêmes travaux : j’ai donc adopté le principe que l’homme peut tout faire, et pour cette raison je ne me suis jamais imposé de limites dans mon travail. L’automne dernier, je me suis rendu à un cycle de conférences mathématiques où j’ai tenu une conférence sur la notion de l’infini. Avant qu’on me demande de le faire, je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce sujet. Je suis facilement enthousiaste quant aux nouvelles aventures qu’on me propose. Certains pourraient qualifier cela d’ambition exagérée, mais ce n’est pas le cas, je considère cela comme la curiosité d’un garçon de la campagne.

Quand j’entre dans un nouvel espace, que cela soit une pièce ou une ville, j’en ai une compréhension totale en une fraction de seconde. J’ai beaucoup écrit sur notre sens de l’atmosphère, qui pourrait être notre sixième sens, et peut-être le plus important.

La littérature et l’écriture ont toujours joué un rôle important dans votre vie : vous avez rédigé et publié plus de 60 livres et 400 essais qui ont été publiés en plusieurs langues. Quelle est votre approche du processus d’écriture ?

Bien que je n’aie pas toujours écrit de la prose, trouver un style littéraire est devenu de plus en plus important pour moi au fil du temps, et mon style consiste à faire converger les idées. Quand je commence le travail sur un nouveau texte, je n’écris jamais de résumés préparatoires : sinon, le texte devient ce que l’écriture avait souhaité, ou la situation demande. Milan Kundera, qui a écrit sur la sagesse du roman, pense qu’un bon livre est toujours meilleur que son écrivain. Il a également établi qu’un écrivain s’estimant meilleur que ses écrits devrait changer de domaine. Ces idées illustrent bien ma vision de l’écriture.

J’ai toujours le même procédé : je retravaille mes histoires à peu près dix fois chacune. J’écris toujours la première version entièrement de manière manuscrite. D’abord, je prends le temps de ressentir ce que je suis en train d’écrire, et au fur et à mesure que le texte progresse, je regarde ce que le texte suggère et laisse place à son développement.

 

 

Dans vos ouvrages, vous parlez souvent de la signification des différents sens et de la construction de l’expérience globale. Si on parle de la compréhension, comment différenciez-vous le rôle de l’information d’une part et l’expérience immédiate d’autre part ?

La faune et la flore possèdent une parfaite sagesse. L’homme la possède aussi dans sa propre essence, et cela est surtout lié à la notion de survie et ses conditions.

Il y a trois niveaux de savoir : l’information, la connaissance et la sagesse. Je ne pense pas que les deux premiers devraient être enseignés à l’université, mais en tant que tradition héritée et que chose apprise dans un contexte culturel. Malheureusement cela n’est pas le cas de nos jours. Le rôle de l’université devrait être de combiner information, connaissance et sagesse. Quand j’enseigne dans les universités, je me retrouve souvent à revenir à ces notions de base : les élèves manquent souvent de fondations inculquées par la culture et par l’éducation.

La sagesse n’est pas une qualité informatique, mais qui est liée à la compréhension et à la construction de soi. La sagesse s’agrandit à mesure des expériences : c’est un produit de la vie. Bien sûr, on peut aussi l’étudier et la meilleure manière de le faire se trouve dans la littérature, qui est une condensation de la vie. A notre époque, la chose la plus menacée est la compréhension des entités : tout est fragmenté, accessible dans l’immédiat, plus que jamais auparavant. Cependant, les fragments ne forment pas un tout sans cadre de référence qui leur permet la constitution.

Dans votre ouvrage “The Eyes of the Skin” publiée en 1996, vous parlez beaucoup du rôle dominant du regard dans l’observation de l’environnement. Même si la parution de ce livre date d’il y a plus de 20 ans, le sujet semble plus actuel que jamais. Comment évaluez-vous l’importance de la technologie en architecture ?

Je vois la technologie comme une extension de l’Homme: c’est une prolongation des capacités physiques et mentales humaines. La technologie n’est pas à part, elle fait partie de nous. C’est dangereux de simplement considérer la technologie comme quelque chose d’innocent, car elle affecte directement l’utilisateur. Par exemple, l’ordinateur a son impact sur le système nerveux.

Je me soucie de la course qui est faite vers les nouveautés en technologie sans que l’on s’inquiète des conséquences. La fin de l’écriture cursive dans les écoles finlandaises en est un exemple. Le processus d’écriture incarne le texte et permet d’internaliser la lecture. Cela reflète l’incompréhension de la continuation de l’unité du corps et de l’esprit humain, dont font preuve les institutions scolaires. Avant-hier, je lisais le passage bien connu de “L’Idiot” de Dostoïevski où le prince Mychkine donne une lettre écrite à son futur employeur : une phrase, écrite six fois de manière différente, y était représentée et chaque style décrit avec quelques mots. C’est un très bon exemple de combien l’écriture manuscrite peut être chargée de sens.

La conception même de la fragmentation dans notre période postmoderne soulève des questions sur le temps, l’espace et leurs définitions mêmes. Vous êtes professeur et conférencier, comment voyez-vous ces concepts à travers le spectre de l’éducation ?

Italo Calvino a écrit sur l’importance du temps comme un concept-clé de la littérature au XIXe siècle. Cependant de nos jours, le concept central de la littérature est un état à part entière. En général, l’architecture n’est pas associée avec le temps ou le contenu, bien que pour moi ces notions soient aussi importantes que celle de l’espace.

Le philosophe-architecte français Paul Virilo a écrit sur combien la vitesse est le produit le plus important dans nos sociétés d’aujourd’hui. Je suis éternellement reconnaissant des années passées à m’ennuyer pendant mon enfance. Les enfants ont besoin de l’ennui pour avoir la capacité créative de se réveiller. En plus de la patience, j’essaie d’enseigner à mes élèves le concept de l’incertitude. Pour le moment, les écoles ne recherchent que la sûreté : bien sûr, il le faut, mais il faut aussi apprendre à tolérer l’incertitude.

Vous insistez sur l’importance de l’environnement enfantin, de la vie en campagne, de la nature qui vous a suivi lors des différentes étapes de votre vie. Où situez-vous votre paysage mental ?

Mon paysage mental se situe dans les forêts finlandaises : quand je voyage autour du monde, et quand je dors dans les hôtels, j’ai une image bien ancrée de la surface de lac qui se reflète dans le bois dans le tronc d’arbre. La forêt est un endroit très important pour moi, et j’ai beaucoup écrit sur ce sujet. C’est un endroit thérapeutique : quand je suis stressé à cause de quelque chose, une demi-heure dans la forêt me remet les idées en place.

Dans un entretien, vous avez confié que vous définissiez le modernisme comme une perpétuelle recherche de nouveauté, mais qu’aujourd’hui vous le définiriez plutôt comme un échange. Comment voyez-vous l’histoire et les différentes couches de l’architecture, et à quel point les signes et les concepts en architecture sont-ils importants ?

Mon regard envers le temps, l’histoire et la technologie a beaucoup changé depuis ma jeunesse. J’appartiens à la génération qui dans les années soixante voyait dans la technologie tout un potentiel, adapté à la raison et à la démocratie. Mais toutes ces idées n’ont produit que de la déception.

Etant jeune, je ne m’attardais que peu sur l’histoire. Au lieu de l’étudier, je trouve cela plus important de la comprendre. Dans “La Tradition et le Talent Individuel” de 1919, T.S. Eliot utilise le concept du “sens historique”, dans lequel il désigne le côté historique de la vie et de la culture. Ce concept prend de plus en plus d’importance pour moi au fil des ans. A travers cette notion, je me vois en tant qu’écrivain et designer dans une partie du continuum temporel. Pour cette raison, j’ai tendance à utiliser beaucoup de citations, je veux souligner la tradition associée à un domaine plutôt que de prétendre que je l’ai inventé.

En lien avec l’essor du nombre de constructions en Finlande, les discussions sur les inégalités et la planification urbaine prennent de plus en plus de place dans les débats globaux. Comment comprenez-vous cela ?

Les inégalités sont présentes dans de nombreux domaines. L’État-providence finlandais a disparu, et je m’en trouve désolé. Il y a dans nos esprits de nombreuses absurdités et indifférences, et la privatisation est la plus envahissante de toutes : tout mesurer en termes d’argent et de temps me semble inquiétant.

 

 

Quand vous entrez dans un nouvel environnement, sur quoi vous focalisez-vous d’abord ? À quel point les détails sont-ils importants pour vous ?

Quand j’entre dans un nouvel espace, que cela soit une pièce ou une ville, j’en ai une compréhension totale en une fraction de seconde. J’ai beaucoup écrit sur notre sens de l’atmosphère, qui pourrait être notre sixième sens, et peut-être le plus important. Même si cette idée à été discutée dans l’esthétique allemande à la fin du 19e siècle, elle est nouvellement discutée dans le monde de l’architecture d’aujourd’hui.

Le contrôle des détails est une compétence importante pour organiser un espace : ils ne doivent pas être trop éclatants. Les particularités rendent service en terme de contact visuel par exemple : nous touchons avec nos yeux. Souvent, les anciens travaux d’architecture et de design offrent à nos yeux une expérience agréable, alors que l’architecture nouvelle est souvent excessivement angulaire, les surfaces, les textures et les formes agréables sont absentes. Je trouve ce côté caché du contact visuel très important. Quand je crée un objet ou un bâtiment, je le touche mais je ne le regarde pas, j’en enregistre les coins dans ma peau.

Étant plus jeune, je ne m’intéressais que peu aux matériaux, mais cela a changé depuis. Gaston Bachelard classe les idées en deux catégories : la forme et la matière. L’image de la substance est plus profonde, alors que le matériau est le subconscient de la forme. Je trouve que c’est une belle expression. Bachelard fait aussi remarquer que la science ne peut parler de la vie telle qu’elle est, et que seul l’art transmet les sentiments sur la vie des hommes, je suis tout à fait d’accord là-dessus.

Photographie par Emma Sarpaniemi

Texte par Sini Rinne-Kanto