Katja Gauriloff répond au téléphone à Rovaniemi, où elle est en train de préparer son départ pour l’événement le plus important de l’été cinématographique finlandais : le festival international de cinéma de Sodankylä. La réalisatrice, qui a étudié le cinéma à Tampere et vécu à Helsinki pendant plusieurs années, vit actuellement en Laponie, partageant son temps entre Rovaniemi et Utsjoki. Sami skolte par sa mère, Gauriloff n’a ni appris la langue skolte, ni grandi au Pays sami, le Sapmi, mais elle possède néanmoins une identité sami forte : plusieurs de ses oeuvres traitent de ses racines et de l’histoire de la communauté sami.
Ma première question porte sur l’impact du retour au pays sur son travail de cinéaste. « Souvent la distance aide à voir plus clairement. Une certaine extériorité a été un avantage pour moi, car elle m’a donné le courage de faire des choses qui ne me seraient pas nécessairement possibles à l’intérieur de la communauté ». Elle réfléchit et ajoute : « La situation avait pourtant deux facettes : Dans mon premier film, j’ai posé un regard sur la communauté sami à travers ma propre histoire, en tant qu’étrangère. Mais en même temps la communauté m’a considérée comme son membre, ce qui a rendu possible la réalisation de ce film. Le travail pour le film La Forêt enchantée de Kaisa a encore renforcé mon sentiment d’appartenance à la communauté sami. »
« Souvent la distance aide à voir plus clairement. Une certaine extériorité a été un avantage pour moi, car elle m’a donné le courage de faire des choses qui ne me seraient pas nécessairement possibles à l’intérieur de la communauté. »
La Forêt enchantée de Kaisa est une étude sur l’amitié entre Kaisa Gauriloff, l’arrière-grand-mère de la réalisatrice, et Robert Crottet, l’auteur suisse. En 1938, guidé par ses rêves, Crottet a entamé un voyage en Laponie, au village skolt de Suenjeli, où il a fait la connaissance de Kaisa Gauriloff. Les deux se sont liés d’amitié et Crottet s’est mis à noter les légendes et histoires racontées par Kaisa. La Forêt enchantée de Kaisa se base sur les récits, photos et films en Super 8 de Crottet sur son voyage. Le film fait partie du programme de l’Institut finlandais cet automne.
L’histoire de Kaisa et Robert s’entremêle au grand bouleversement de la vie skolte pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Skolts ont presque tout perdu à cause de la guerre, car ils ont dû quitter leur pays ancestral – le peuple entier s’est trouvé au bord de l’extinction. Robert Crottet est devenu porte-parole du peuple skolt et leur survie dans le monde d’après-guerre, aspirant à sauvegarder le mode de vie et l’avenir des Skolts. Non seulement a-t-il fait le don des recettes de son livre à la communauté skolte, mais il a aussi créé une fondation pour lever des fonds dans l’Europe pour la cause skolte.
« Je savais que c’était un bon sujet – l’histoire des Skolts est importante, mais oubliée. Je n’ai pourtant pas voulu entamer ce projet trop tôt : il me fallait d’abord faire d’autres films et acquérir plus d’expérience. Le matériel de Crottet m’a également donné un point de vue différent, car je ne voulais pas faire un film trop personnel, uniquement sur ma vie ou l’histoire de ma famille, » explique Katja pour décrire les différentes étapes de la réalisation de son film.
« Je savais que c’était un bon sujet – l’histoire des Skolts est importante, mais oubliée. Je n’ai pourtant pas voulu entamer ce projet trop tôt : il me fallait d’abord faire d’autres films et acquérir plus d’expérience. »
Pour elle, Robert était un personnage mythique qu’elle connaissait grâce aux histoires et albums photo de son enfance. « Bien sûr que j’avais toujours voulu faire un film sur mon arrière-grand-mère, mais je n’avais pas trouvé la forme juste pour ce film. » La réalisatrice a eu l’idée d’utiliser le matériel original, mais les trouver s’est révélé très difficile. « J’ai dû mener un travail de détective pour trouver les documentaires de Crottet. J’ai contacté des particuliers et demandé accès à plusieurs archives». Au bout de multiples péripéties elle est tombée sur une adresse mystérieuse en Espagne. Elle y a envoyé une carte postale. Pas longtemps après, la société de production a reçu une lettre signée par Enrique Mendez, le compagnon de Robert Crottet. « Il m’a invitée à venir en Espagne où j’ai pu trouver tous les documents originaux. Il en restait des quantités ! Enrique m’a donné le tout et m’a demandé de l’utiliser pour faire un film. » Katja est retournée en Finlande, a tourné un film qui a eu beaucoup de succès, et a fait don du matériel de Crottet au Musée sami, Siida.
La Forêt enchantée de Kaisa a reçu le grand prix du cinéma finlandais, le prix Jussi du meilleur documentaire en 2016. L’année suivante, il a reçu le Grand Prix au festival de cinéma Northern Character à Murmansk. Je demande à Katja comment a été reçu ce film qui traite un sujet politiquement délicat. « J’ai rencontré de nombreuses personnes en Europe centrale qui ont connu Robert ou Kaisa. Au festival de cinéma de Toronto il y avait une vieille dame avec un déambulateur au premier rang. Après la séance, elle s’est levée et a raconté, d’abord en anglais, ensuite dans un finnois approximatif, que son mari avait été un compagnon de voyage de Crottet. Il y a eu tellement de rencontres comme celle-ci, elles ont été incroyables ! » En Finlande les rencontres ont pourtant été différentes, et même difficiles. « Des gens m’ont dit franchement : merci d’avoir raconté cette histoire. Mais il persiste souvent un sentiment de honte lié à l’ignorance. Il y a certainement de quoi avoir honte, mais ce n’est pas la faute des spectateurs. Pourquoi l’histoire des Samis est-elle complètement omise des manuels scolaires finlandais ? Il y a du travail à faire. »
Gauriloff passe facilement d’un genre à un autre, elle est à l’aise dans plusieurs univers. Ce printemps elle a sorti Baby Jane, son premier long métrage de fiction. « Baby Jane était un projet incroyable ! Outre le travail cinématographique, je prends beaucoup de plaisir dans le travail avec les acteurs. Mon style n’entre pas dans le cadre traditionnel du film documentaire, par exemple Kaisa de la forêt enchantée contient beaucoup d’éléments fictifs. » En ce moment, Gauriloff bénéficie d’une subvention de trois ans, et elle est en train de travailler sur le scénario d’un long métrage avec l’artiste-poète-activiste sami, Niillas Holmberg. « J’ai toujours aimé les challenges, et il m’est très important de ne pas refaire le même film. Je suis continuellement à la recherche de mes limites personnelles et professionnelles. »
« La nouvelle génération possède une identité assez forte pour explorer de nouveaux thèmes, comme le féminisme sami. »
Nous terminons notre conversation par une réflexion générale sur la situation du cinéma et des cinéastes samis en Finlande. « Le cinéma – ou l’art en général – est un moyen parfait pour parler de l’histoire et pour combler le fossé entre les générations, ce qui a été très important pour mes œuvres, » raconte-t-elle. Au début des années 2000, qui était un moment décisif pour le cinéma sami, les questions de l’histoire et de l’identité étaient récurrentes. « Heureusement, nous avons progressé et sommes passés à d’autres sujets. La nouvelle génération possède une identité assez forte pour explorer de nouveaux thèmes, comme le féminisme sami. » Katja souhaite pourtant qu’on en finisse avec la catégorisation tout court. « Et si on entrait bientôt dans la phase où nous pourrions traiter des thèmes qui nous intéressent ? Où nous ne serons pas tenus à parler des thèmes samis sous l’angle qui intéresse la majorité finlandaise ? Évidemment, je m’oppose à toutes les catégorisations ; le fait que je sois une cinéaste sami ne m’oblige pas à traiter des sujets samis dans mon travail. J’ai toujours travaillé sur ce qui m’intéresse et ce qui me plaît. »
Le film réalisé par Katja Gauriloff, La Forêt enchantée de Kaisa, sera projeté le 14
novembre 2019 dans le cadre du programme IF Screenings.