Le 1er juillet dernier était lancé dans Paris, Decabornize, le projet Together Alone de Aapo Nikkanen, artiste finlandais résidant et travaillant dans la capitale hexagonale. Membre fondateur et dirigeant du collectif The Community, Nikkanen souligne avec son projet l’urgence de construire un réseau, durable et international, de spécialistes permettant de produire de nouvelles connaissances liées aux problèmes de l’industrie de la mode.  Nous avons évoqué le monde au lendemain de la pandémie.

Votre travail met en lumière les problèmes de l’industrie de la mode et notre façon de la consommer. Pensez-vous que la pandémie va changer nos habitudes de consommation?

J’ai l’impression que cette crise, que les crises, sont des signaux d’alarme. Il va y avoir un certain niveau de récession, et, cela combiné à une conscience écologique et sociale apportée par le mouvement Black Lives Matter, je pense que beaucoup d’entre nous vont réévaluer leurs valeurs, la consommation étant l’une d’elles.

Le danger que j’aperçois c’est, qu’une fois que la vie va reprendre son cours normal, les gens vont ressentir un désir accru de consommer car ils partent du principe que cela constitue une partie fondamentale de leur liberté, et les sociétés seront soumis à une certain pression de vendre. Proposer et demander des alternatives est plus important que jamais afin d’éviter de faire comme si de rien n’était.

Pensez-vous que l’industrie de la mode va changer?

L’industrie de la mode, comme la plupart des industries, va devoir évoluer. Nous commençons à comprendre qu’elle est totalement insoutenable car elle repose sur l’illusion que la croissance exponentielle est possible.

Actuellement, nous remarquons de nombreuses initiatives: Gucci a annoncé qu’ils organiseront moins de défilés à l’année, et il y a aussi beaucoup de projets de recyclage et d’upcycling. La question importante est, comment ces initiatives vont-elles affecter la production actuelle? Les entreprises vont-elles continuer à produire plus de choses, simplement catégorisées différemment? Quels sont les coûts totaux des ressources naturelles, de l’énergie et de la main d’oeuvre?

Votre projet a pour objectif de construire des réseaux durables et de créer des liens entre professionnels qui sont maintenant, avec la situation actuelle, plus faciles à contacter. Est-ce que cette situation va permettre, paradoxalement, de se rapprocher plus facilement?

Cela a semblé plus facile durant les restrictions, simplement parce que la vie avait ralenti. J’ai senti que la pandémie avait suscité un plus grand sentiment d’urgence et ce, sur un plan plus général. Ce sentiment est presque inconscient parce que nous sommes aux prises avec tellement de problèmes interconnectés. On dirait qu’il y a plus d’énergie dans l’air.

Votre réseau de spécialistes inclut des experts de différents domaines. Selon vous, quelle importance est-ce que cela revêt dans la création de nouvelles informations ?

J’ai vu la crise comme un espace me permettant d’entrer en contact avec un groupe de personnes intéressantes et intelligentes et d’avoir des conversations informelles avec ces dernières à propos de ces différents sujets. Le processus a été extrêmement intéressant pour plusieurs raisons : tout d’abord, je peux rapidement trouver des informations clé, alors que cela m’aurait pris beaucoup plus de temps autrement. Ensuite, j’ai accès à un vaste éventail d’informations auxquelles je n’aurais pas eu accès tout seul car je suis limité par mes champs d’intérêt. Enfin, la pollinisation croisée de différentes idées peut aider à trouver des connexions inattendues.

Qu’aimeriez-vous que les gens retiennent de votre projet?

J’aimerais appeler chacun d’entre nous à repenser ses valeurs lorsqu’il est question des objets en général. Si vous vous demandez quel est l’objet ou le vêtement le plus important que vous possédez, je peux presque vous garantir que sa valeur est liée à un attachement émotionnel et non à sa nouveauté ou sa valeur monétaire. Gardez cela à l’esprit la prochaine fois que vous êtes sur le point de faire un achat impulsif. J’aimerais aussi inviter tout le monde à reconsidérer sa relation à la nature comme quelque chose qui n’est pas séparé de nous, mais comme quelque chose dont nous faisons partie de manière inhérente. Quand nous réduisons la nature à de simple ressources exploitables, nous oublions que nous aussi nous constituons des êtres biologiques et qu’au même titre nous faisons partie de la biosphère.

Parallèlement à ce réseau de spécialistes, vous allez produire des créations artistiques basées sur de nouvelles informations. Quelle importance l’information revêt-elle dans votre art?

J’aimerais remettre en question cette idée du texte académique comme principal format de connaissance. Aussi, transformer l’information scientifique en création artistique risque de la rendre illustrative. Mon but est de traduire l’information récupérée par le biais des conversations et recherches en différentes productions, tels des textes, des objets d’art ou encore de design.

Depuis quelques temps, vous travaillez avec textiles et vêtements recyclés. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces matériaux textiles?

Je trouve intéressante la façon dont les vêtements servent d’outils pour construire des identités et comment chacun peut concevoir ces derniers sur le plan affectif. Le sentiment que vous ressentez lorsque vous mettez, par exemple, votre pull-over favori, est universel, ce qui me fait considérer les vêtements comme une partie accessible du subconscient collectif. D’un autre côté, l’industrie du vêtement est responsable à hauteur de 10% des émissions de gaz à effet de serre et chaque année des milliards de tonnes de textiles finissent dans des décharges. Ces contrastes me font penser le vêtement comme un outil que je peux utiliser pour prendre part à des discussions beaucoup plus larges.

J’aime aussi l’ambiguïté de l’utilisation des vêtements comme matériaux. Généralement, on classe les objets selon leur fonction utilitaire, selon quelque chose qui ne relève pas de l’art, parce qu’au sens classique des choses nous sommes supposés regarder l’art et non pas le toucher n’est-ce pas? J’espère qu’en occupant ces zones grises existantes entre différentes pratiques je vais pouvoir aborder plusieurs discussions simultanément et ainsi, trouver des façons de questionner et réexaminer les valeurs et problématiques écologiques, morales et émotionnelles rattachées aux objets de notre quotidien.

Interview : Veera Mietola