Sonya Lindfors est une chorégraphe camerounaise-finlandaise primée dont les œuvres tournent souvent autour de la représentation des structures de pouvoir présentes dans notre société.

En plus de la chorégraphie, Lindfors a fondé une communauté artistique, appelée UrbanApa, où elle y travaille en tant que directrice artistique. Au cours de notre entretien à ses côtés, nous avons pu en savoir davantage sur sa carrière et son nouveau projet artistique One Drop (2023) dont la première se déroulera à Helsinki en mai 2023.

 

Peux-tu nous en dire plus à propos de ta carrière?

En ce moment, je travaille comme chorégraphe et directeur artistique de la communauté UrbanApa dont je suis le membre fondateur. Je travaille surtout dans le domaine des arts de la scène, mais ma profession est très diversifiée : je suis commissaire, animatrice, mentor et j’éduque, budgétise et participe à de nombreuses réunions et demande des subventions, par exemple. J’organise aussi des ateliers, enseigne et donne des conférences. Parfois je plaisante en disant que je travaille avec l’art et la vie et tout le reste. 

Malgré le fait qu’être un artiste représente du travail, un travail parfois vraiment dur, selon moi être un artiste est un moyen de faire partie du monde. Ça relève de relationnelles, d’un type d’approche de la vie et de nos efforts pour faire changer les choses.

Pourquoi as-tu choisi la danse comme outil majeur d’expression de ton art?

J’ai commencé la danse lorsque j’étais enfant. Je suppose que mon parcours est similaire à celui de nombreux de mes confrères. Une passion qui a évolué en carrière. Lorsque j’ai commencé à faire de la danse ma profession, j’avais 16 ans, ce n’était pas une décision réfléchie au début. Aujourd’hui, la danse fait encore partie de ma vie, alors, peut-être était-ce le destin.

Lorsque je suis amenée à discuter de ma profession, les personnes ont tendance à avoir du mal à la caractériser. Les performances que l’on réalise sont très complètes, elles incluent la réflexion à propos de la chorégraphie, la musique, les sons et les différents mouvements techniques. Souvent nous travaillons avec les textes et le chant. Mon travail s’efforce d’échapper aux frontières, aux boîtes et aux catégories.

Je suis intéressée par le spectaculaire pouvoir de la scène. Le théâtre est un lieu propice à la création de miracles, de situations, d’endroits,  qui n’est pas réalisable dans le soi-disant monde réel. C’est la magie de l’art, surtout la performance en live. C’est l’association parfaite entre la fiction et la réalité. L’expérience du vécu de cette performance restera avec vous, en vous pour toute votre vie, que vous vous en souvenez ou non.

« Le rêve décolonial spéculatif a profondément changé la façon dont je fais de l’art. Ou comment je comprends le pouvoir de l’imagination. »

Dans tes projets/œuvres, tu explores la représentation de la communauté noire d’un point de vue politique. Comment abordes-tu ces thèmes dans chacun de tes projets?

De nos jours, je dirai que je travaille avec le pouvoir, les représentations et les récits. Ma profession en tant que chorégraphe est seulement une petite partie de ce que je fais. Dans l’ensemble de mes projets j’essaie d’associer les structures de pouvoirs existantes, les récits ainsi que les règles. Depuis plusieurs années maintenant, je m’intéresse énormément aux notions de colonialisme et de féminisme qui représentent un rêve presque inatteignable : finalement, si on ne partage pas l’idée que la société doit être un endroit où les personnes doivent être traitées sur un pied d’égalité, nous ne pouvons pas travailler vers cet objectif.

La communauté blanche et la communauté noire sont socialement construites. Le mouvement Black Lives Matter reflète douloureusement le fait que le racisme et l’oppression peuvent être fatals pour certaines personnes, et ce dans de nombreuses régions du monde. C’est une réalité à laquelle on peut être confrontée dans les institutions artistiques qui ne sont en aucun cas épargnées de cette partie raciste de la société. L’histoire de l’Art occidental est très attachée au colonialisme et capitalisme car de nombreux courants et ressources proviennent du Sud global à l’Europe. 

En 2018, nous avons réalisé une œuvre avec une structure dramaturgique spéculative, que nous avons nommée Cosmic Latte. Dans notre projet, nous vivons en l’an 3023 où les notions “oppression”, “racisme”, “homophobie”, ou encore “trans phobie” n’existent pas, et le climat de crise qui en était associé a été résolu. Quel type de danse voulons- nous danser, quels types de chants voulons-nous chanter?

Le rêve décolonial a profondément changé ma façon de réaliser mon art. Il a également changé ma façon de comprendre le pouvoir de l’imagination. Même si imaginer un futur possible semble difficile et même naïf parfois, il y a un vrai pouvoir dans l’imagination. Des questions spéculatives comme “Que serait le monde sans oppression?” et “qui seriez-vous, que feriez-vous, comment travailleriez-vous?” peuvent vraiment ouvrir un espace permettant de réinventer nos réalités actuelles.

Si nous ne pouvons même pas imaginer un avenir où le monde serait plus égal, plus équitable et plus juste, comment pourrions-nous savoir comment nous y prendre? Le pionnier de l’afro-futurisme Sun Ra a dit un jour : “Le possible a été essayé et a échoué. Maintenant, il est temps d’essayer l’impossible”

Qu’est ce qui t’as inspiré à développer le cœur du projet One Drop dont la première a lieu à Helsinki en mai 2023?

One Drop fait référence à deux cadres distincts : le rythme d’une goutte qui est un rythme de batterie de style reggae ainsi que la règle d’une goutte de la Race Separation Act, créée aux États-Unis au début des années 1900, selon laquelle une seule goutte de « sang noir » fait automatiquement une personne « noire » malgré leur apparence. À travers ses multiples points de départ, l’œuvre interroge les fantômes de la scène occidentale,ses enchevêtrements et ses relations avec le capitalisme, la colonialité et la modernité.

Le projet est vraiment dense où les significations, les relations et les connexions sont vraiment au cœur du travail. Pour en revenir à la règle de la “goutte”, la notion de pureté a joué un rôle central dans la politique raciale. 

Tout au long de l’histoire, différentes sociétés ont utilisé l’idée de pureté pour tracer des limites entre les groupes de personnes en fonction de leurs différences raciales, ethniques ou culturelles. Dans de nombreux cas, ces règles ont été utilisées pour justifier la discrimination, la ségrégation et la violence à l’égard de ceux qui transgressent les frontières et sont donc considérés comme « impurs », ou « contaminés ».

« Je crois que le changement est possible. Pour moi, le travail décolonial consiste beaucoup à invoquer, recréer et créer des liens et des relations visibles qui ont été perdus ou effacés. »

La tradition de l’art occidental est complètement liée aux histoires du capitalisme et du colonialisme. Si ces dernières années on a beaucoup parlé de liberté artistique, ni l’art ni l’artiste ne sont réellement  libérés des fantômes de l’histoire. Les histoires coloniales affectent notre perception de ce qui est beau, bon et intéressant, de ce qui est reconnu comme art et qui est reconnu comme artiste ou humain.

Enquêter et interroger sur la politique des relations semble vital dans cette société où l’individualisme, le fantasme d’être seul est devenu primordial et a conduit à la violence, la ségrégation, la déshumanisation et l’éco catastrophique.

Je crois que le changement est possible. Pour moi, le travail décolonial consiste beaucoup à invoquer, recréer et créer des liens visibles et des relations qui ont été perdus ou effacés. Qu’avez-vous mangé au petit déjeuner? Peut-être du café ou du thé? D’où vient-il? Quels sont les différents flux d’influences, de ressources et de travail?

Tout est lié.

Votre projet s’intitule One Drop. Comment ce sujet est traduit/représenté à travers ta chorégraphie?

Le mot chorégraphie peut signifier beaucoup de choses différentes. Je sens que mes œuvres sont des œuvres d’art totales qui combinent le son, le texte, la parole, la conception spatiale, le mouvement et ainsi de suite. Je pense que la chorégraphie est fondamentalement un art des relativités, un art qui associe les choses les unes avec les autres. J’ai lu beaucoup de théories, en particulier des savants se positionnant contre le colonialisme qui ont écrit sur la relation entre le capitalisme, le modernisme et l’art. Le classique Black Skin, White Masks de Frantz Fanon (1952) a été l’un des premiers points de départ lorsque j’ai commencé à planifier le travail en 2017, mais dernièrement, nous avons lu plus La critique de la raison noire d’Achille Mbembe (2017) et The Darker Side of Western Modernity (2011) de Walter Mignolo. Encore une fois, il est important de dire que tout le travail que je fais, que nous faisons tous, s’appuie sur les travaux de ceux qui nous ont précédé. 

Donc, souvent, je commence par une théorie, des pensées, des cadres, mais la création réelle se fait vraiment avec le groupe de travail. Notre travail est vraiment axé sur l’ensemble. Les premières semaines de répétitions, nous allons simplement discuter, jouer, improviser et générer du matériel à travers différents types de partitions et de messages. Et puis peu à peu, une fois que nous avons plus de connaissances sur le travail produit, nous commençons à approfondir, sélectionner et affiner les matériaux que nous avons. Faire une performance à partir de zéro est un travail intense. On a souvent l’impression de travailler si fort pour arriver à quelque chose dont on ne connaît pas la finalité. Mais ce n’est pas pour autant que nous cessons de travailler.

Bien que les thèmes que je traite puissent être très sérieux, l’humour, le jeu et le sens de la communauté sont très importants dans mon travail, pas seulement sur scène.  Dans la performance, c’est aussi un outil dramaturgique. Au début, quelque chose peut sembler drôle, mais  se transformer par la suite en autre chose. 

J’apprécie vraiment ce jeu avec légèreté et profondeur, les choses peuvent être vraiment profondes et ludiques en même temps. Pour moi, c’est magique et c’est exactement ce que j’aime dans l’art : il n’y a jamais qu’une seule et unique chose, il n’y a pas de réponses simples, et souvent nous sommes dans l’inconnu. À mon avis, c’est exactement ce que nous devrions pratiquer collectivement.  Dans un monde qui exige constamment des solutions rapides et simples, nous devrions pratiquer la complexité et la polyphonie.

Quel type de réaction espérez-vous susciter chez l’audience?

J’espère que ma performance va permettre aux gens de réaliser la manière dont les différents évènements historiques les ont façonnés. Tous les instants vécus se sont accumulés et sont le résultat de ceux que nous vivons aujourd’hui. En d’autres mots, tout est relié, et nous n’en sommes en aucun cas déconnecté de ce “réseau”. Cela signifie que nos vies et nos actions comptent, qu’elles ont un impact. 

Encore une fois, je suis bien consciente que l’art ne peut pas tout résoudre. C’est la raison pour laquelle nous aurons des discussions, des lectures et une participation du public pour enrichir le projet afin d’être certain du point de vue que nous avons choisi d’adopter pour l’élaboration de ce projet.

En principe, mon programme dans le domaine de l’art est de diversifier et d’égaliser les structures qui y sont liées. Mon objectif est de me rendre dans ces structures et d’interroger: Qui est présent.e et qui ne l’est pas? Quel type d’artistes expose et pourquoi? Quelles structures de pouvoir y sont présentées ? Qui est considéré comme un artiste finlandais ou une artiste finlandaise ? Qui peut déterminer le concept d’être finlandais.e?

Que penses-tu de la place qu’occupe l’inclusivité dans le domaine de la danse en Finlande?

Nous avons beaucoup d’artistes qui suscitent l’intérêt et excellent dans leur domaine mais parallèlement, les structures au sein desquelles ils ou elles exercent sont très restreintes et inéquitables. Cela est dû à de nombreux facteurs comme le financement et l’accès à l’éducation. En Finlande, le sujet à propos des classes et des écoles spécialisées a été mis sur la table récemment. C’est à propos de l’interrogation de qui a accès à l’art et la culture dès le plus jeune âge et qui ne l’a pas. La société commence à discriminé en prenant en compte ce paramètre: les enfants de familles ayant un capital culturel et social finissent par pratiquer des activités culturelles et devenir des artistes, alors que les enfants de milieux plus défavorisés sur le plan socio-économique n’ont pas la possibilité de pratiquer l’art et il est donc plus improbable qu’ils ou qu’elles  travaillent dans le domaine culturel.

C’est ainsi que le domaine de l’art est encore très marqué par la communauté de couleur blanche, hétéro, cis, et valides. Nous devons mettre au point des outils pour atténuer et égaliser la situation, à l’heure actuelle. Il y a beaucoup de travail à faire, mais beaucoup de choses se sont déjà produites et sont le fruit d’un véritable succès.

Mais je pense vraiment qu’il est de la responsabilité de tous ceux qui travaillent dans le domaine artistique de prendre des mesures concrètes pour rendre le domaine artistique plus doux, plus diversifié, plus équitable et meilleur pour tout le monde. C’est ça, le rêve. 

 

Entretien par Helmi Anttila
Traduction française par Margo Henriol