Artiste et chorégraphe basée à Helsinki, membre fondatrice et directrice artistique de UrbanApa, une communauté artistique interdisciplinaire et contre-hégémonique facilitant discours et pratiques artistiques féministes, Sonya Lindfors a pris le temps de s’entretenir avec nous dans le cadre de son projet Together Alone, SOFT VARIATIONS – ONLINE.

Soft Variations – ONLINE est un projet de danse visant à valoriser les communautés. Comment vous est venu l’idée de ce projet?

Je suis née et ai grandi en Finlande et l’histoire qui nous a toujours été racontée est qu’en Finlande “il n’y a pas beaucoup de personnes noires ou métisses car la Finlande est un petit pays.”. Pourtant, l’homogénéité du champs des arts vient d’un problème structurel beaucoup plus grand. Cela est très visible dans les grandes villes comme Paris, notamment. Plus jeune, j’y venais les étés pour étudier la danse et, alors déjà, j’avais remarqué à quel point la ville, bien que multiculturelle, conservait des institutions artistiques très blanches et homogènes.

“Chaque fois que je monte sur scène, les fantômes de cette dernière sont présents avec moi. Les canons, les représentations. Ma peau, sa quantité de mélanine, porte avec elle significations et histoires qui sont politisées. Je n’ai jamais pu choisir que mon corps puisse être neutre ou non. C’est la raison pour laquelle nous devons décoloniser nos scènes.”

Tout mon travail traite de problèmes structuraux et du démantèlement de ces derniers. Ce projet, Soft Variations – ONLINE, est vraiment venu d’une envie d’offrir aux personnes de couleur des espaces où elles peuvent être mis en contexte, où l’art contemporain est débattu et discuté, mais aussi d’une envie de leur montrer que c’est quelque chose pour elles, auquel elles peuvent prétendre.

En réalité, l’idée est venue d’un besoin de travailler avec des communautés de couleur, de faciliter leur valorisation ainsi que celle d’une pensée critique tout en permettant une guérison. Cela est venu de l’envie de diversifier ainsi que de questionner pour qui nous faisons de l’art et pour quels publics mais aussi de questionner ce “nous” dont il est question.

La première version a été réalisée à Mannheim en 2018. Comment le concept a-t-il évolué depuis?

Au début de Soft Variations, il a été question d’interroger la notion de corps neutre et de neutralité au sens large ainsi que de se recentrer sur le fait d’être noir et métisse. À Mannheim en 2018, nous abordions ces différents points en discutant, en écrivant et en prenant part à différentes sortes d’exercices. Le groupe de travail se composait de femmes noires et métisses allemandes ainsi que de nous, professionnels, Esete Sutinen, Zen Jefferson et moi-même. Lors de l’une des sessions, nous avons débattu avec les participantes du pourquoi l’art contemporain leur apparaissait-il comme quelque chose de lointain. Pourquoi n’allaient-elles pas au théâtre? Pourquoi n’allaient-elles pas voir de la danse contemporaine?

Tout semblait revenir à l’accessibilité, aux différents représentations ainsi qu’aux différents discours. Quelles sont les histoires représentées sur scène? Qui sont les artistes, les acteurs, les directeurs artistiques? Qu’est-ce qui est valorisé? Comment est représenté le fait d’être noir ou métisse?

Mannheim est une ville cosmopolite possédant une grande communauté germano-turc mais malgré cela, le théâtre et les arts de la scène manquent de diversité. Mannheim a vraiment été une expérience marquante pour moi et je voulais continuer le travail. En réalité, c’est intéressant comment, quelquefois, un projet artistique ne prend tout son sens que lorsque vous êtes en plein dedans. Dans ce contexte de violence et brutalités policières à l’encontre des personnes noires et de couleur, avec le mouvement Black Lives Matter, Soft Variations semble de plus en plus vital. Originellement, nous tentions de titiller les notions de normalité et de neutralité mais je pense que ce projet aborde un des problèmes responsables d’oppression structurelle. Qui est considéré comme humain? Qui peut représenter l’humanité, le fait d’être humain? Qui sont ceux qui sont déshumanisés?

“Nous faisons peur. Rien qu’en existant. Nous n’avons pas besoin de faire quoique ce soit.”

L’incarnation même de l’humanité est une personne occidentale blanche hétérosexuelle et mince. Neutre et apolitique. La blancheur, pourtant invisible, est préférée alors que le fait d’être noir est considéré comme une menace. Ce printemps, Ahmaud Arbery faisait simplement son jogging quand il a été assassiné. Pendant la crise des migrants, beaucoup de réfugiés sont venus en Finlande et j’ai alors pu remarquer à quel point les finlandais étaient irrités, à quel point cela les dérangeait de voir des personnes noires s’asseoir ou occuper l’espace public. Nous faisons peur. Rien qu’en existant. Nous n’avons pas besoin de faire quoique ce soit. C’est pourquoi, je crois que cette question de neutralité, de “pédestrianité” est vraisemblement au coeur de tout.

Tout revient à la scène. Chaque fois que je monte sur scène, les fantômes de cette dernière sont présents avec moi. Les canons, les représentations. Ma peau, sa quantité de mélanine, porte avec elle significations et histoires qui sont politisées. Je n’ai jamais pu choisir que mon corps puisse être neutre ou non. C’est pourquoi nous devons décoloniser nos scènes.

Comment était-ce d’organiser ces discussions durant la pandémie et après le meurtre de George Floyd?

Soft Variation – ONLINE se poursuit avec mes collaborateurs Julian Owusu et Esete Sutinen. En tant que groupe de travail nous avons senti, plus particulièrement ces derniers jours, que nous devons parler du corps en tant qu’objet politique mais aussi du fait d’être noir et d’oppression structurelle. Nous devons aussi continuer de rêver et de faciliter l’accès à des espaces de discussion, de soutien et de guérison.

De nombreuses personnes ont affirmé que la pandémie affectait tout le monde de la même façon alors qu’en réalité, ce n’est pas le cas. Les personnes vulnérables, démunies, qui vivent dans de mauvaises conditions, qui sont sans ressources ou sans assurance, ce sont elles qui sont les plus touchées. Dans certains pays, comme les Etats-Unis, nous avons pu observer que ce sont les communautés noires, de couleur, qui ont été le plus touché.

Bien souvent, les temps de crise sont des moments où des changements drastiques s’opèrent et j‘ai peur que des valeurs conservatives ne fassent leur retour, que ce soit dans la société, les arts ou la culture. La Finlande de 2020 est encore très monoculturelle et on y traite les choses une par une. D’abord c’était l’épidémie et maintenant ce sont les manifestations. Mais tout est connecté. Audre Lorde a dit : “Il n’y a pas de lutte à problème unique car nous ne vivons pas des vies à problème uniques.”. C’est très difficile pour les gens de comprendre. Plusieurs luttes prennent place au même moment, se recoupent et se cumulent.

Les workshops, en présentiel, ont toujours été un élément important de votre travail. Comment vivez-vous le fait de maintenant devoir les réaliser en ligne ?

Selon moi, il est important de voir et toucher les gens, de respirer, danser, transpirer ensemble.
Pourtant, le travail à distance a normalisé le fait de pouvoir être ici et de cependant pouvoir parler avec une personne basée au Brésil, à Singapour, à New York … Bien sûr, cela fait longtemps que cela est le cas mais je n’avais jamais forcément envisagé cette façon de travailler comme un premier choix. Maintenant que j’en suis obligée, de nouvelles possibilités apparaissent. Nous expérimentons de nouvelles manières de travailler ensemble en ligne et je pense que cela restera un outil pour le future.

Interview: Estelle Leroux